Une maison d’édition féministe, “tant qu’il le faudra”

À 30 ans, Lorraine Selle-Delavaud lance La Meute, maison d’édition indépendante et féministe. Elle envisage la parution d’une quinzaine de titres par an, aussi bien d’autrices françaises qu’étrangères.
Les éditions La Meute publient en mars leurs deux premiers titres au sein de la nouvelle collection « Permis de déconstruire », avec un tirage de 5.000 exemplaires chacun.

La Meute, couvertures premiers titres

Collection “Permis de déconstruire”

La collection “Permis de déconstruire”, ce sont des textes courts et percutants, écrits par des journalistes, historiennes, sociologues, pour démonter une à une ces phrases qu’on ne veut plus entendre. Des livres-objets pensés pour circuler (avec stickers et emballage cadeau inclus).
En librairie le 6 mars, les deux premiers livres s’attaquent à des thèmes comme le hashtag #NotAllMen avec Pas tous les hommes quand même ! de la journaliste Giulia Foïs ou encore le fardeau judiciaire des victimes de violences sexistes et sexuelles avec Il faut faire confiance à la justice, de l’avocate féministe Élodie Tuaillon-Hibon.

Rencontre avec l’éditrice, Lorraine Selle-Delavaud

Lorraine Selle-Delavaud

Comment définiriez-vous votre maison ?

La Meute, c’est une nouvelle maison d’édition indépendante, qui publie des livres « un poil engagés ».

Monter une maison d’édition féministe aujourd’hui, c’est un acte militant autant qu’un pari éditorial. Quel est votre parcours ? Quel a été le déclic pour vous lancer ?

Les déclics ont été nombreux, et certains sont bien sûr très personnels, mais il y a eu en particulier le passage par les grands groupes où éditer et publier des textes féministes – comme bell hooks ou Michela Murgia – a été une expérience décevante qui a fait naître le besoin de défendre ces titres dans des catalogues cohérents. Avec toute la bonne volonté du monde (celle de faire faire quelques incursions là où on ne les attend pas à des textes engagés à gauche, par exemple), on finit par comprendre qu’un livre qui n’est pas à sa place ou pas soutenu par sa maison, pour diverses raisons dont certaines ne sont même pas toujours d’ordre politique, est un échec annoncé. Une jeune maison indépendante pèse peut-être peu face aux poids lourds de l’édition, mais elle a au moins cette force avec elle.

Quels défis avez-vous rencontrés en créant votre maison d’édition ? C’est quoi votre quotidien d’éditrice, actuellement ?

C’est un quotidien… intense. J’ai lancé cette maison seule et la passion du métier, le sentiment d’urgence, la conviction profonde de l’importance de ces textes ont fait que le programme de publication s’est rapidement étoffé, avec aujourd’hui une vingtaine d’autrices au programme. La Meute publiera bientôt le roman « antisalariat » d’une primo romancière canarienne (Supersaurio) dans lequel la protagoniste, pour supporter son quotidien de salariée dans la plus grande chaîne de supermarchés des îles Canaries, se répète tous les matins qu’elle n’héritera pas de l’entreprise. À quoi on peut ajouter le fameux « nul n’est indispensable ». Un matin, on se réveille et on comprend que ces mantras ne fonctionnent plus pour nous en tant qu’indépendants ! Il faut être sur tous les fronts. Je me suis aperçue que le site que j’avais créé ne ressortait dans aucun moteur de recherche, par exemple. Et le mantra devient : à chaque jour suffit sa peine…

D’où vient le nom de la maison ?

C’est un nom programmatique qui dit la force du collectif. Il a été choisi en référence aux féministes espagnoles qui sont descendues dans la rue pendant le procès dit « de la Manada », c’est-à-dire « la meute », du nom donné à ce groupe d’hommes après le viol collectif qu’ils ont infligé à une femme lors d’une feria. La justice espagnole ayant commencé par requalifier les faits en simple agression sexuelle, on pouvait lire dans les manifestations des pancartes de soutien à la victime avec le slogan : « La meute, c’est nous ».  Caroline Fourest a pu parler du mouvement #MeToo, récemment, en disant que « l’esprit de meute » avait « changé de camp ». C’est négatif dans sa bouche, positif dans la nôtre. Les féministes à ma connaissance ne se sont pas rendues coupables de viols collectifs. C’est une inversion salutaire, pour que la peur et la honte changent de camp. Une communauté solidaire et puissante d’autrices, un nouvel espace de créativité.

Que va publier la maison ?

La Meute a un fort accent sur les sciences humaines, avec la volonté première de décloisonner les lectures féministes. En créant la maison, je redoutais de ne m’adresser qu’à des personnes déjà acquises à la cause, ce qui est à la fois important et déjà magnifiquement accompli par nombre de maisons engagées. C’est ainsi qu’est née la collection Permis de déconstruire, inspirée de toutes les petites phrases qui reviennent sans cesse dans notre entourage, sur les réseaux, et qui composent ensuite les pires bingos réactionnaires : « Pas tous les hommes quand même ! », « Il faut faire confiance à la justice », « Oui mais c’est un grand artiste », « Mais pourquoi elle a pas porté plainte avant ? », « Les féministes détestent les hommes »… Le concept : une spécialiste du sujet s’attaque à démontrer tout ce qui ne va pas dans ces propos, en moins de 100 pages, dans des livres conçus pour être offerts grâce à un sticker et un rabat. Celles et ceux qui sont fatigués d’expliquer, ou qui n’ont pas les armes argumentatives pour le faire, peuvent ainsi l’offrir à leur mère un peu antimetoo sur les bords, ou au collègue de la machine à café qui trouve qu’on ne peut vraiment plus rien dire. « S’il te plaît, fais-moi plaisir, lis ça. » Ces personnes « pas concernées » ou carrément « anti » ne prendront jamais la peine de lire un essai féministe. Elles sont souvent pétries d’a priori sur le féminisme et les féministes. En passant par ce biais, c’est une manière de les amener à envisager les choses autrement.
Mais La Meute, c’est aussi un point de vue international sur les questions soulevées par les débats féministes, avec un catalogue étranger sur des sujets divers comme les pygmalions, les cheveux afros, le capitalisme, les féministes ennemies, les angles morts du féminisme blanc, l’amitié masculine… Le programme compte plusieurs romans, mais aussi la poésie de bell hooks ou encore le livre de cuisine de Maya Angelou.

Vous ne publiez que des femmes ?

La Meute ne publie que des autrices pour une raison simple qui relève presque du bon sens : il y a encore aujourd’hui plus de lectrices que de lecteurs, mais plus d’auteurs que d’autrices. Il n’est pas rare d’entendre du rejet, un sentiment de saturation et de lassitude dans les réactions – « encore une maison d’édition féministe » ou « les femmes, les femmes, encore les femmes », ici, une énième pionnière oubliée, là, une des innombrables victimes d’un nouveau #MeToo… Il suffit pour s’en convaincre d’écouter certaines critiques du Masque & La Plume ! Il faut remettre les choses en perspective : les femmes sont loin d’avoir obtenu l’égalité aujourd’hui. Les rapports du Haut Conseil à l’Égalité sur l’état du sexisme en France semblent chaque année plus alarmants, notamment parmi les jeunes. Les mouvements masculinistes sont une réalité. Pour ne citer que lui, un récent rapport a par ailleurs évalué à 28% la part de temps de parole des femmes à la télévision française (INA data, 2025). La Meute publie des femmes dans un geste matrimonial de mise en valeur, qui est aussi politique et symbolique.

Pensez-vous que le mot « féministe » puisse parfois exclure plutôt qu’inclure ?

« Féministe » fonctionne souvent comme une étiquette très commode pour permettre à plein de gens de ne pas se sentir concernés. Or, ce sont des enjeux qui nous concernent toutes et tous. Tout le monde, à tous les niveaux, a quelque chose à y gagner. Plusieurs textes de la maison s’intéressent de près aux hommes, dont le prochain à paraître,  Tu vas pas chialer comme une gonzesse de Lucile Peytavin, sur les injonctions à la virilité. Nous sommes toutes et tous impliqués par ricochets. Pour le lancement du livre de Giulia Foïs sur le hashtag #NotAllMen à la librairie Un livre et une tasse de thé, un homme venu acheter un livre avant la présentation, voyant le titre que lui indique sa compagne, Pas tous les hommes quand même !, rétorque qu’il est parfaitement d’accord avec ça : pas tous les hommes. Et d’ailleurs, on compte « leur faire quoi » ? Fin de non-recevoir. Et bonjour chez vous ! Le livre a précisément été écrit pour les personnes comme lui, sans hostilité, pour remettre l’église au milieu du village. Chiffres à l’appui. La journaliste et présidente d’association Emmanuelle Dancourt cite cette phrase de Gisèle Halimi : « Se battre est un devoir ; tendre la main aux autres femmes une responsabilité ; convaincre les hommes de la justesse de la cause une nécessité. » Pas mieux ! Mais il serait temps que tout le monde y mette du sien.

Les libraires jouent un rôle clé dans la mise en avant des idées et des combats. Comment espérez-vous collaborer avec elles et eux pour porter vos publications ? 

J’espère en particulier venir à leur rencontre, petit à petit, au fil du temps, et chaque fois que l’occasion se présentera, pour partager mon enthousiasme d’éditrice, en apprendre davantage sur leur vision du métier qui me permet en retour d’affûter la mienne, raconter parfois ce qu’on ne peut pas toujours dire publiquement ! Autour de moi, on s’imagine souvent qu’il y a 18 personnes derrière La Meute. Étant seule aux manettes à Paris, les liens ne pourront se créer en un jour, mais j’ai la chance de pouvoir m’en remettre à l’excellente équipe de représentantes et représentants du CDE. Il y a aussi les réseaux qui permettent beaucoup d’échanges simples et chaleureux.

Avez-vous déjà eu des retours enthousiastes de libraires sur votre ligne éditoriale ? 

Des libraires aux quatre coins de la France m’ont envoyé des messages d’une grande gentillesse pour me faire part de leur soutien et de leur enthousiasme à l’arrivée de cette nouvelle maison indépendante. Ce sont des échanges qui donnent énormément d’énergie. Avec les libraires qui m’ont contactée, cet hiver, en pleine panique à bord, qui ont parfois assisté en direct à mes innombrables péripéties d’impression, nous avons noué des liens forts. Je pense notamment à la librairie-café Les Audacieuses qui venait d’ouvrir ses portes, à Nevers, au moment où La Meute se lançait elle aussi. Je les en remercie chaleureusement ! Ce sont ces relations qui nourrissent le feu sacré.